"Personne n'a d'ennemi" : la guerre n'aura pas lieu
- tristanbrill
- 11 mars
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Dernière mise à jour : 12 mars

Quand on sort d’un combat, on veut croire qu’il est derrière nous.
On se raccroche aux signes qui vont dans ce sens : les résultats d’examens, les mots rassurants des médecins, l’énergie qui revient peu à peu. Tout pousse à tourner la page, à avancer, à refermer la parenthèse pour se projeter vers l’avenir. On parle de victoire, on célèbre la légèreté des jours à venir.
Mais parfois, ce qu’on espérait être une fin n’était qu’une accalmie, une pause dans un affrontement qu’on pensait avoir remporté. Et lorsque la nécessité de reprendre le combat nous tombe dessus, elle frappe doublement : par ce qu’il exige physiquement et mentalement, mais aussi par le choc de voir ressurgir ce qu’on croyait dépassé. Il faut alors retrouver l’énergie, rassembler à nouveau les forces qui s’étaient déployées ailleurs.
À partir de ce moment, il y a un combat ordinaire, celui du quotidien. Ce n’est pas un sprint, mais une marche longue et silencieuse. L’effort de se lever quand le corps est lourd, de faire face aux petites résistances de la journée, de ne pas flancher malgré la fatigue, l’incertitude, la lassitude. Ce combat-là ne fait pas de bruit, mais il renferme en lui l’essence de ce qui fait la vie.
Puis vient le combat extraordinaire, celui qui s’impose brutalement, sans prévenir. Celui qui oblige à réagir, à mobiliser des ressources insoupçonnées. Celui qu’on mène pour rester en vie.
Et pourtant, l’extraordinaire finit toujours par contenir sa part d’ordinaire. Ce qui semblait être une tempête se transforme en un ciel plus gris que noir, où chaque jour ressemble au précédent. La maladie installe une routine : la répétition des traitements, la gestion des effets secondaires, la fatigue omniprésente. Mais cette routine peut aussi engourdir. L’ennemi devient l’usure. Ce n’est plus la force qui manque, mais l’élan. La maladie peut devenir une prison temporelle, où l’avenir se rétrécit à force d’être remis à plus tard.
Là se pose une question : qu’entends-je par « combat » ?
Ce qu’il n’est pas, d’abord : une guerre.
La guerre cherche à éradiquer totalement l’adversaire. Elle repose sur une logique sans compromis, où l’ennemi doit être détruit. Elle exige de gommer les nuances, de simplifier, d’éliminer toute possibilité de dialogue ou d’adaptation.
Le combat, lui, n’a pas nécessairement cette ambition. Il ne s’agit pas d’anéantir, mais d’affronter, de résister, de naviguer sans être englouti. Face à la maladie, cette distinction est essentielle. On peut chercher à la repousser, à la contenir, à gagner du temps, mais croire qu’on pourra la rayer de l’équation est une illusion. Elle est là, en nous, et fait partie de ce que nous avons à traverser.
L’esprit du Guerrier Pacifique repose sur une idée simple et redoutable : accepter la mort avant d’aller au combat. Yamamoto Tsunetomo, dans le Hagakure (et après lui un certain Socrate...) insiste sur ce point : un guerrier qui se considère comme déjà mort n’hésite plus. Il agit pleinement, sans peur ni retenue. Cette disposition d’esprit ne supprime pas l’instinct de survie, mais elle évacue l’angoisse et l’attachement qui paralysent, elle libère et soutient la puissance de Vie.
Dans un combat contre la maladie, ce principe résonne étrangement. On peut se débattre contre l’idée de la mort, la refuser, la nier, ou bien on peut la regarder en face. Non pas comme une résignation, mais comme une manière de vivre plus librement. Se libérer de la peur, c’est ne pas se laisser dévorer par elle.
Cette idée fait écho à une autre, plus subtile mais tout aussi radicale : investir dans la perte. Le Professeur Cheng Man Ching utilisait cette expression pour parler du fait de céder, de ne pas s’accrocher, d’accepter d’être emporté pour mieux rebondir. Dans un affrontement, vouloir gagner à tout prix, c’est souvent se tendre, se raidir, s’enfermer. Au contraire, apprendre à perdre, c’est apprendre à s’adapter, à rester fluide, à trouver une issue là où l’obstination ne voit qu’un mur.
Cela devient maintenant évident, je ne développe ici pas seulement une réflexion sur la maladie.
C’est aussi une manière de parler du combat dans les arts martiaux, du rapport à l’affrontement que j'ai développé avec les années, notamment au travers de ma pratique du Taichi Chuan et du Systema.
Le Taichi m’apprends que le combat n’a pas à être une opposition brute. Ce n’est pas un choc frontal où il faudrait écraser l’autre. Il y a une intelligence du relâchement, une manière d’épouser le mouvement adverse sans se laisser submerger. Face à la maladie, cette approche prend tout son sens : on ne peut pas simplement serrer les dents et espérer tenir par sa seule force de volonté. Il faut trouver l’ajustement, apprendre à céder sans rompre, à s’ancrer sans se crisper.
Le Systema, lui, me confronte à l’inattendu, à la nécessité d’accepter l’inconfort. Il n’y a pas de position fixe, pas de schéma préétabli. Ce qui compte, c’est la capacité à respirer, à relâcher la tension là où elle pourrait nous enfermer. En situation de stress, de douleur, d’incertitude, le premier réflexe est souvent de contracter, de figer le corps et l’esprit.
Mais c’est précisément ce verrouillage qui nous rend vulnérables et fragiles, susceptibles de rompre quand il aurait fallu ployer, tel le chêne de la fable.
Dans le Taichi comme dans le Systema tels que je les comprends, on ne cherche pas à écraser l’adversaire, mais à survivre à l’affrontement, à le traverser en préservant son intégrité.
La maladie, comme un adversaire puissant, ne disparaîtra pas sous l’effet d’une rage aveugle et d'un déploiement d'énergie désordonné.
Mais si on se bat intelligemment, si on accepte de "perdre" certaines batailles pour mieux se rééquilibrer, alors on peut continuer à avancer.
On dit parfois que la maladie n’est pas un combat, mais une enseignante. Qu’elle vient à nous pour nous apprendre quelque chose, et qu’il ne faut pas lutter, mais écouter. Il y a du vrai dans cette idée, et je le vis ainsi depuis le début.
La maladie oblige à revoir ses priorités, à mieux comprendre ses limites, à chercher un équilibre que l’on n’aurait peut-être pas exploré autrement.
Mais elle n’est pas seulement une leçon abstraite, une sagesse venue d’un ailleurs doux et éthéré.
Elle est aussi une épreuve bien réelle, qui exige une réponse pertinente.
Une enseignante redoutable, qui ne fait guère cas des difficultés de ses élèves, dussent-ils y perdre la vie.
Une amie, certes, mais une amie impitoyable, qui ne nous passe rien et avec qui l’erreur ne pardonne pas.
On ne traverse pas une tempête en méditant sur la hauteur des nuages : il faut aussi s’équiper, maintenir le cap, savoir quand et où s’abriter en attendant une accalmie. Et cela n'empêche en rien de danser sous la pluie au passage !
Alors, faut-il se battre ou faut-il écouter ? Les deux, bien sûr.
Le combat et l’apprentissage ne s’opposent pas : ils se nourrissent l’un l’autre.
Se battre ne signifie pas nier ce que la maladie vient révéler.
Apprendre ne signifie pas renoncer à résister.
C’est dans cette tension que tout se joue : comment avancer sans s’acharner, comment répondre sans être dans le rejet, comment tenir sans se fermer. Finalement, ce que m’ont appris ces pratiques, c’est que la victoire ne se mesure pas seulement en termes de triomphe final, mais aussi dans la manière dont on (se) tient, dont on respire, dont on traverse l’épreuve sans se perdre.
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